L’émotion suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris a amplement dépassé le cadre de la communauté catholique. Une union sacrée pour une cathédrale qu’on ne peut pas résumer à un édifice religieux : « C’est un jalon de notre histoire commune, une manifestation de l’art gothique et un pan de l’Humanité. C’est d’ailleurs en voyant les réactions de tous les pays du monde que nous visualisons mieux le concept de "patrimoine de l’Humanité " », témoigne Marie-Laure Lavenir, directrice générale d’ICOMOS, principale ONG pour la préservation du patrimoine mondial.
Elle cite pêle-mêle d’autres édifices religieux ayant au fil des siècles dépassés leurs seules fonctions spirituelles : Sainte-Sophie à Istanbul, le Wat Phra Kaeo à Bangkok, ou Abu Simbel en Egypte « alors que dans ce dernier cas, il s’agit d’une religion morte depuis longtemps. Mais lorsque le monument fut menacé, il y a eu une vive émotion à travers la planète. »
Des siècles d’Histoire nous contemplent
Trop jeune pour connaître la montée des eaux du lac Nasser qui menaçait le temple égyptien, Ivan était par contre aux premières loges hier soir, pour assister, impuissant à l’incendie de la cathédrale. Ce Parisien de 29 ans raconte : « Je ne suis pas croyant et pour être honnête, ça doit faire des années que je ne suis pas entré à l’intérieur, mais cela ne m’empêche pas de l’admirer à chaque fois que je la vois, plus d’une dizaine de fois par an. Même si c’est un édifice religieux, la cathédrale Notre-Dame représente bien plus, elle représente l’unité nationale. »
S’ils sont entre 12 et 14 millions à visiter l’intérieur des pierres du bâtiment, ils sont encore bien plus nombreux, comme Ivan, à s’arrêter devant et à admirer son imposante façade. « Notre-Dame est inscrite dans l’espace public parisien, et dans la carte postale imaginaire qu’on se fait de la France. Quelque part, elle avait un autre sacré que la religion, celui d’être dans le grand récit de Paris et de la France. Il y a un aspect historique qui transcende le caractère uniquement religieux, on parle ce soir d’une ville résiliente aujourd’hui comme on l’évoquerait après une catastrophe naturelle ou de guerre », témoigne Emmanuelle Lallement, ethnologue et professeure à l’Institut d’études européennes de Paris 8.
Œuvres et culture
Pas un hasard si, sans même attendre que les flammes soient éteintes, tout le monde parlait déjà de la restauration : « Il y a eu une mobilisation spontanée et immédiate. On voit le rapport de la France avec son patrimoine, où on n’hésite pas une seconde : oui, il sera restauré », confirme l’ethnologue.
Mais au-delà de l’aspect historique, Notre-Dame, c’est aussi une appropriation par la population. Et c’est Thibault Le Hégarat, docteur en histoire contemporaine, qui nous en parle : « C’est un monument où tout le monde y a investi des souvenirs, des émotions, des symboles. C’est de la culture populaire tant de nombreuses œuvres y font référence. » Notre-Dame de Paris, c’est aussi le roman éponyme de Victor Hugo, le dessin animé de Disney et même – avouons ce plaisir coupable — une comédie musicale. Immortalisé par l’art, sublimé par la littérature, porté par les mémoires, le monument est passé d’édifice de culte à celui de culture.
Sans parler de la tonne d’images et de références de la géante de pierre qu’on a tous vue dans d’innombrables films, photos, poèmes... faisant de Notre-Dame une figure du quotidien. Thibault Le Hégarat toujours aux commentaires : « On a eu ce même sentiment lors de la tempête de 1999, où beaucoup de petites églises avaient subi de gros dommages. Il y avait dans les villages de nombreuses gens très émus alors qu’ils n’étaient pas croyants. Mais cette église faisait partie de leur décor, il n’imaginait pas leur village sans ».
Notre-Dame de Paris, avec les milliers d’œuvres qu’elle a inspirés, serait une sorte d’église du village, mais en version nationale, voire mondiale. « Il y a un sentiment de familiarité, une appropriation au-delà du religieux, où tout le monde tisse – par la culture, par ses souvenirs d’enfance, par ses habitudes — un lien avec elle », plaide Anne Fornerod, chargée de recherche au CNRS autour du patrimoine religieux.
« T’as de beaux vitraux, tu sais »
Et puis, tout simplement, Notre-Dame, c’était beau, somptueux, grandiose. A voir les mille et une questions qui pleuvaient cette nuit sur l’avenir des rosaces, on peut le certifier : au-delà des œuvres culturelles et de l’Histoire, le monde s’inquiétait surtout de perdre un de ses chefs-d’œuvre. Pas étonnant qu’elle en mette plein la vue, elle a même été bâtie pour. « Elle a été construite pour être aussi belle que possible, et montrer la grandeur de Dieu et de la foi. A l’époque, les édifices religieux étaient des démonstrations de force et de technique », indique Marie-Laure Lavenir.
C’est d’ailleurs la beauté du lieu qui a serré la gorge de Sarah lorsqu’elle a vu les images des flammes. L’étudiante de 25 ans, passionnée par l’art, raconte : « Je suis athée à 200 pour cent, mais pas besoin d’avoir la foi pour s’émerveiller devant les vitraux ou les tours. Quand je rentre dans ce bâtiment, ce n’est pas Dieu que j’admire, mais le génie humain. Lorsque Notre-Dame brûlait, j’ai essayé de me souvenir de chaque merveille, pour garder les souvenirs les plus intacts que possible, au cas où je ne les verrais plus jamais. »
Poussière, nous redeviendrons poussière
Enfin, Dimitri soulève un dernier point dans la vive émotion d’hier et d’aujourd’hui : « Notre-Dame, on avait prévu d’y aller avec ma copine depuis longtemps, mais c’est le genre de projets qu’on reportait sans cesse à plus tard tant on était certain qu’elle resterait là. On ne s’imagine pas que ce genre de monuments, qui était là bien avant nous, puisse disparaître. »
« On a l’impression que ce patrimoine est là "depuis toujours" et sera toujours là. L’incendie de Notre-Dame, c’est la fin du sentiment d’immortalité qui l’entourait, d’où un réel sentiment de perte, et cela nous renvoie aussi à notre fragilité humaine », atteste Marie-Laure Lavenir.
Anne Fornerod pour conclure : « Le passé et l’avenir de ses bâtiments nous dépassent totalement. C’est un rapport au temps en décalage avec notre époque et avec notre condition. Aujourd’hui encore, on a du mal à se dire qu’on mettra sûrement une ou plusieurs décennies pour retrouver ce bâtiment historique comme il l’était hier matin. »