LE TACLE OUBLIÉ DE 1999

Vendredi 26 Juillet 2019

L’image de Cheikh Sidy Ba, jaillissant comme un chevalier qui règle ses affaires d’honneur lors du match de préparation pour la CAN, contre le Maroc à Agadir, symbolise à elle seule la renaissance du football sénégalais


Ce 22 décembre 1999, le Sénégal va jouer un match de football anonyme, dont peu de témoins se souviendont. Les Lions, en route pour la Coupe d’Afrique des nations 2000, qui aura lieu dans un mois jour pour jour, affrontent les Lions de l’Atlas. Le public répond présent dans les travées du stade d’Agadir. L’essentiel, pour les deux formations, est de jauger les forces et les faiblesses avant de se rendre au Nigéria et au Ghana, les deux pays qui accueillent conjointement le tournoi. Au départ, c’était le Zimbabwe qui avait été désigné pour accueillir la compétition. Mais le pays n’a pas tenu ses engagements. Les stades qui devaient être construits ne le seront pas. Le football africain est une grande farce. Projetez-vous 20 ans après, et vous verrez les mêmes problèmes subsister. C’est à l’image de la gestion des Etats. La fête aura lieu, finalement, à Accra, Lagos, Kumasi et Kano.

Le Maroc est logé dans la poule D et devra batailler contre le pays organisateur, le Nigéria, la Tunisie, et le Congo. Les Lions de l’Atlas se feront éliminer au premier tour. Pourtant, c’était une belle équipe, portée par le capitaine Nourredine Naybet et des joueurs fantastiques : Abdelilah Saber, Moustapha Hadji, Youssef Chippo, Salahedinne Bassir. Quant au Sénégal, seuls les téméraires pouvaient croire ce qui passerait par la suite. Une grande injustice dans l’enfer surchauffé de Surulere. Des supporteurs qui descendent près de la pelouse pour menacer le staff sénégalais, des policiers à cheval qui font semblant de patrouiller pour mieux impressionner et foutre la trouille aux joueurs. Il ne s’agissait plus d’un match de football mais d’une vraie scène de guerre. Il fallait échapper à la meute déchaînée.

Un feu serré. C’était intenable même pour les coeurs les plus vaillants. Le courage a des limites. Henry Camara qui s’était entaillé le pied, avant le match, n’en pouvait plus de courir. Oumar Traoré, à force de se déplacer pour réduire les espaces et servir de tampon entre le milieu et l’attaque rend les armes à la 67ème minutes. Khalilou Fadiga, qui a donné l’avantage au Sénégal à la 6ème minute finira le temps réglementaire complètement cuit. Pape Niokhor Fall ne lâche rien, lui qui a grandi dans le quartier populaire de Mérina à Rufisque, en a vu d’autres. Il sait par expérience que le football est dangereux. La vie aussi. Pape Malick Diop, Assane Ndiaye et Cheikh Sidy Bâ veillent derrière et repousssent les assauts adverses. Telles des sentinelles qui gardent une tour assiégée. Ousmane Diop et Moussa Ndiaye sont essoufflés mais font parler les tripes et tiennent avec bravoure. Le flegme d’Oumar Diallo dans les buts est insensé.

Ce fut une grande bataille. Après tout, ce qui se passa à la 84ème minute fut logique. Le grand Nigeria des Taribo West, Tijani Babangida, Sunday Oliseh, George Finidi, Emmanuel Amunike, Celestine Babayaro, Nwankwo Kanu, n’avait pas le droit de perdre. Pas ce jour-là. Pas chez elle. Devant plus de 55 000 spectateurs. Les “Super Eagles” vont recoller au score à 6 minutes de la fin grâce à Julius Aghahowa. Le jeune attaquant, à l’époque, de l’Espérance de Tunis, finit par assommer définitivement le Sénégal à la 92ème minutes (2-1).

Ce quart de finale contre le Nigéria n’a jamais été perdu. La volonté farouche du Sénégal d’en découdre sur le terrain, par le jeu, se heurtait à une folie qui dépassait le théâtre du football. Le terrain était miné. Tout claquait autour. Au bruit et à la fureur de la foule venait s’ajouter la poussée des attaques de l’équipe adverse. Le cratère de Surulere pouvait exploser, il n'y avait pas d’échappatoire pour les farouches joueurs sénégalais. Mbaye Badji, ancien milieu de terrain de l’équipe nationale, en fait aujourd’hui un récit touchant. “Le quart de finale contre le Nigeria était un match compliqué. La majorité des joueurs participaient à leur première Can et les Nigérians nous avaient mis une pression terrible, sur et en dehors du terrain. Ils savaient après le match nul à, Dakar, quelques mois auparavant, en éliminatoires de cette Coupe d’Afrique, que nous ne serions pas faciles à vaincre. On pouvait gagner le match mais il y avait beaucoup trop d’intimidations. C’était dur de jouer dans ces conditions”, raconte l’ancien joueur de l’As Salé au Maroc et de Sakaryaspor en Turquie.

Ce match est un bout de l’histoire du football au Sénégal. Si aujourd’hui les Lions jouent les premiers rôles en Afrique, ils le doivent à l’esprit de cette génération. Après le débâcle de Dakar - Sénégal 92 -, le football sénégalais sombra dans un semi-coma. La qualification à la Coupe d’Afrique en 1994 fut un leurre. Sans la disqualification de l’Algérie, suite à “l’affaire Karouf Mourad”, du nom de ce joueur qui a été aligné par le staff des Fennecs alors qu’il était suspendu, il y aurait une longue traversée du désert. En effet, le Sénégal n’avait pas participé aux éditions de la Can en 1996 et en 1998. Le foot local, à l’image du pays, était touché de plein fouet par les programmes d’ajustement structurel et les clubs ne levaient plus les foules.

Ordre de progrès. A part la Jeanne d’Arc de Dakar, dirigée par feu Oumar Seck à l’époque, c’était presque le néant. La fédération sénégalaise de football, sans ressources, établit alors un programme pour travailler avec des joueurs locaux prometteurs, puis décida de faire appel à de nombreux expatriés et à des binationaux. Quelques membres de l’instance faîtière du football sénégalais sillonnèrent l’Europe pour aller échanger avec les joueurs installés à l’étranger et tenter de convaincre les professionnels d’origine sénégalaise. Certains refusèrent avant de finir par répondre à l’appel de la patrie. Il en fut ainsi de Lamine Sakho et de Aliou Cissé. D’autres se portèrent volontaires sans rechigner : Ferdinand Coly et Issiar Dia, plusieurs années plus tard - ce dernier a manifesté une grande volonté pour porter le couleurs nationales, malgré des sélections en catégorie de jeunes avec la France. Le Sénégal venait d’adopter une stratégie qui est aujourd’hui utilisée par beaucoup de pays. Elle verra l’arrivée en équipe nationale de footballeurs talentueux : Khalilou Fadiga, Pape Sarr, Habib Beye, Lamine Diatta, El Hadj Diouf, Amdy Faye, Sylvain Ndiaye, Alassane Ndour, Amdy Faye, Makhtar Ndiaye, Pape Thiaw...

Cette nouvelle colonne allait se greffer à des joueurs issus du sérail ou qui évoluaient déjà en sélection nationale : Henry Camara, Kalidou Cissokho, Pape Malick Diop, Amara Traoré, Pape Bouba Diop, Salif Diao, Oumar Diallo - gardien de l’Olympique Club Khouribga à l’époque et indétrônable dans la cage des Lions. On assistera à la naissance d’une équipe forte dans ses individualités et belle dans sa diversité, drivée par Peter Schnittger puis Bruno Metsu. Elle sera toute proche de toucher le Graal à Bamako, lors de la Coupe d’Afrique des nations 2002 et fera une folle épopée au Japon et en Corée à la Coupe du monde 2002. Il y a eu depuis des descentes aux enfers et des illusions perdues. Une dépression du football sénégalais qui montre quelque part une incapacité à tenir les promesses et un laxisme dans la protection des héritages. “Si les capacités sénégalaises à travers le sport ne sont pas connues ni encouragées, ni améliorées ni entretenues, ni magnifiées, à partir de ce moment cédons la place de notre République à des étrangers, pour qu’ils viennent la construire à notre place”, se désole Jo Diop, lorsqu’il évoque cette faiblesse dans la protection du patrimoine sportif. La gloire aujourd’hui et demain le vide total.

Cela s’explique par trois choses, principalement : l’absence de lignes directrices claires de la fédération ; les carences dans la gestion des clubs et des championnats ; et l'amateurisme de la direction technique nationale. Il n’y a pas de planification stratégique à long terme, ni d’approche méthodologique dans la formation du footballeur sénégalais.

Revenons à ce 22 décembre 1999 et ce match entre le Maroc et le Sénégal à Agadir. Impossible de retrouver le match en entier dans les sites Internet. Mais le clip d’Omar Pène*, Supporters, fixe à jamais un bout de cette histoire du Sénégal. La pellicule nous offre une image merveilleuse à partir de 2’05 minutes. Un joueur marocain s'excentre sur le côté, tout près du coin de corner, et tente de réceptionner la passe d’un coéquipier. S’en suit un geste instinctif et viril par lequel Cheikh Sidy Ba intercepte, d’un réflexe franc, le ballon et le joueur marocain. Et les envoient balader dans le décor. Eblouissant. Tacle régulier ! Au football ce geste est défini comme une action de jeu autorisée qui permet à un joueur de s’emparer du ballon dans les pieds d’un adversaire ou le soustraire de son contrôle, soit face à lui, soit latéralement. Dans les cas suivants, il est irrégulier et sanctionné : s’il est exécuté perpendiculairement à l’adversaire, s’il ne vise que l’adversaire et non le ballon, s’il est effectué latéralement ou de face sans être glissé.

Cheikh Sidy Ba qui formait la charnière centrale avec feu Assane Ndiaye et Pape Malick Diop, ce soir brumeux et frais d’Agadir, se souvient : “C’était le dernier match de préparation pour la Can 2000, dans un stade plein. Il y avait une bonne ambiance. On a tenu bon face à une bonne équipe du Maroc. Il fallait faire un gros match, ce jour-là, pour faire partie de la liste de Peter Schnittger. Pour moi, c’était un peu spécial. Ma femme était venue me voir avec ses copines à Agadir. Notre génération dégageait une force extraordinaire. L’équipe était constituée d’une base locale, avec des joueurs qui bossaient ensemble depuis un moment. Nous, les professionnels, on s’étaient bien greffés avec humilité. Il y avait une vraie alchimie. C’était un groupe qui en voulait car le football sénégalais était tombé très bas ; on avait à coeur de le rehausser.” Et de conclure : “Je me rappelle ce tacle, j’étais gonflé à bloc.”

Le bonheur de la dignité. Le football, fait social et éminemment politique, n’échappe pas aux dynamiques qui fondent les nations. Ce jour-là, le tacle de Cheikh Sidy Ba ne souffrait d’aucune contestation. C’était un pur chef d’oeuvre comme le dribble, le passement de jambe, la feinte, la passe millimétrée, le contrôle orienté, la claquette du bout des doigts. Tous ces petits gestes qui témoignent de la dimension poétique du football. L’image de l’ancien joueur de Lask Linz en Autriche, jaillissant comme un chevalier qui règle ses affaires d’honneur, symbolise à elle seule la renaissance du football sénégalais. Le tacle, qui visait à cet instant de jeu l’annihilement d’une action défavorable, était aussi une conduite digne : la rage et le feu brûlant d’une génération qui voulait vivre de joie et d'allégresse. Connaître la liberté.

“Amul lu fi yolom boy na lépp naaw !”**

Le peuple sénégalais voulait respirer à la fin des années 90. Elle s’inventait des moyens d’affirmation de soi. La génération “Bul faale” prenait le pouvoir. Le mouvement hip-hop était à son apogée. A Kaolack, Kilifeu et Thiat s’en prenaient aux “politichiens”. Dj Makhtar mixait des samples et faisait danser les jeunes du Plateau à la banlieue. Les ados devaient choisir entre Daara-J, Positive Black Soul et Pee-Froiss. Rapadio venait ajouter un peu de hardcore à cette effervescence underground. Dans l’arène, Tyson envoyait à la retraite les “vieux” lutteurs. Tout cela préparait le Sénégal à vivre sa première alternance politique, avec l’arrivée de Wade en 2000 pour remplacer le pouvoir usé et dépassé de Diouf.

Le supporteur, dans le paroxysme de la passion, obnubilé par les émotions immédiates, oublie de voir les actions qui miment les orientations sociales actuelles et à venir. Il ne reste alors que la mémoire pour comprendre et éclairer d’un jour nouveau le passé. Les réminiscences nostalgiques, telles des effluves de l’éternité, rétablissent la grande vérité de l’Histoire. La vie des nations ressemble, en fin de compte, à une fractale où la politique, la culture, la littérature, la musique, le sport se confondent. S’entremêlent. Seules les dimensions et les espaces d’expression changent. Mais le noyau sacré reste le même. Parfois, il faut bien observer l’ordre des choses et leur signification. Le peuple “a des éclairs de courage, de folie, de lâcheté, personne ne sait quel éclair s’apprête à éclater dans son ciel”***, fait dire l’écrivain sénégalais Mouhamed Mbougar Sarr, dans Terre Ceinte, à un de ses personnages. Nous pouvons déclarer, aujourd’hui, que le tacle de Cheikh Sidy Ba était un cri de révolte. Un sentiment d'allégresse et d’émancipation s’était emparé de ses pieds. 
PAR L'ÉDITORIALISTE DE SENEPLUS, ABDOULAYE SÈNE
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