Une odieuse vidéo circule depuis quelques jours en provenance du Sénégal : on y voit une foule en cercle et, en son centre, l’intense flamboiement d’un bûcher. Entre une obscure jubilation et le frisson d’une crainte, entre les injures, les rires, les invocations divines, les convocations diaboliques, les hommes, les femmes, les enfants de la foule regardent ce qui brûle ; et ce qui brûle est le cadavre d’un homme que l’on vient de déterrer d’un cimetière -mais qui est ce on ? Cet homme s’appelait C.F. (je ne garde les initiales que par pudeur ou respect pour sa famille, mais je dis intérieurement son nom). On le soupçonnait d’être homosexuel – c’est le crime. Pour cette raison, parce que la contre-nature presumée de son cadavre menaçait de souiller le cimetière, on l’a déterré et brûlé en place publique – voilà le châtiment.
Je ne me fais aucune illusion : aussi répugnants soient-ils, des faits de cette nature se reproduiront. J’aurais aimé ajouter à cette dernière phrase une subordonnée conditionnelle, quelque chose comme « tant qu’on n’aura pas appris à protéger toutes les minorités, tous les maudits, et à se demander quelle est, chez ces personnes, la part d’humanité sacrée que nous portons aussi ». Oui : j’aurais aimé adoucir ma conviction par une incise d’espoir. Le fait est que je n’en ai plus. Ce qui s’est passé à Léona Niassène s’est malheureusement déjà produit et, hélas, se reproduira.
Il y a quinze ans, en 2008, je voyais une vidéo presque similaire. Les images qui s’y déployaient m’ont hanté une décade, si profondément, avec un tel pouvoir de destruction (ce que cette vidéo m’a pris, une part d’insouciance, ne me sera jamais rendu, et tant mieux en un sens : le monde broie tous les insouciants), que j’ai décidé pour leur échapper, les exorciser, les comprendre, d’écrire un roman. Ce fut De purs hommes, en 2018. Le livre s’ouvre par une scène où, décrivant l’exhumation d’un cadavre, j’essayais d’être à la hauteur de l’effroi que m’avait inspiré la vidéo de 2008. Évidemment, j’y ai échoué : quelque violent soit-il, un roman est toujours en-deçà de la brutalité du réel.
Et voici qu’en 2023 une nouvelle vidéo macabre apparaît, montrant à peu près les mêmes sinistres faits. Des lecteurs pensent à De purs hommes. Citations, analogies, mentions, interpellations, rappels. Selon quelques-uns, j’aurais vu ce qui venait. Ce n’est pas le cas : un romancier ne voit pas : un poète peut voir ; un prophète voit sûrement ; mais un romancier ne voit pas : il regarde. Plus précisément : il regarde vers le passé où, parfois, le temps entier est concentré, et sa signification, metaphorisée. Je n’ai vu qu’une chose : la vidéo de 2008. D’une certaine manière, elle contenait déjà celle de 2023. Entre les deux, il y a eu De purs hommes, mais il y a surtout eu d’autres faits atroces, d’autres exhumations de corps maudits ou indésirables, d’autres viols de femmes et d’enfants, d’autres injures, d’autres exclusions, d’autres meurtres, d’autres C. F. et d’autres présumés homosexuels opprimés. Tout cela relève de la même violence.
C’est avec une amère ironie que je constate que certaines personnes qui m’ont traîné dans toutes les boues, qui m’ont même accusé d’avoir inventé la scène inaugurale de De purs hommes, qui ont vu dans le roman une propagande LGBT financée par quelque lobby ou une attaque contre la culture, qui ont fait semblant de ne pas voir la violence sourde dont ce roman cherchait à comprendre le ressort, sont parfois les mêmes qui s’émeuvent aujourd’hui devant la vidéo du bûcher. Il est vrai qu’il ne s’agit pas ici d’un roman, petite chose jaillie de l’esprit d’un éventuel dégénéré, toujours facile à mépriser. Ce qu’il est aisé de faire avec un écrivain -le suspecter, l’injurier, déformer son propos, ne pas le lire et pourtant le juger- il est impossible de le faire avec le réel lorsqu’il coïncide avec une vérité nue. Le miroir se dresse devant nous ; tout un chacun doit le regarder, donc s’y regarder.
Je vois, de toutes parts, s’élever des condamnations : des sphères religieuse, politique, intellectuelle, médiatique, on s’indigne. Tout cela a le mérite d’être, bien qu’il soit permis de se demander si ce n’est pas quelquefois le degré zéro du confort et l’achat rapide et accessible d’une conscience immaculée, d’autant plus pratique qu’elle n’engage ni une action future ni autocritique sur une possible responsabilité personnelle et/ou collective.
Ce qui s’est passé n’a peut-être rien de spécifiquement sénégalais. La violence sociale, sociétale et symbolique se rencontre partout, et les temps que nous vivons en fournissent en d’autres lieux de la planète, sous des formes ignobles, des témoignages éloquents. Mais si la violence s’éploie partout, sous des natures différentes et à des degrés divers, relativiser celle qui prolifère au Sénégal ne la rendra pas moins sénégalaise. L’obscur feu de joie du cadavre de C.F. s’est embrasé chez nous, dans notre pays que nous aimons tant. Enterrer ses morts, donner une sépulture aux disparus, signe hautement notre humanité. Il se peut même que ce soit la seule chose qui distingue notre humanité dans la nature. Que peut alors bien signifier déterrer et brûler un cadavre ? La réponse est évidente : la négation de l’humanité, non seulement celle de l’autre qu’on exhume, mais la sienne propre, qu’on avilit. Cette inhumanité a eu lieu ici. Tous les détours, subtilités, relativisations, atténuations, justifications, légitimations apparaissent comme des ruses de la barbarie. Ou comme le vrai visage, bien hideux, de la civilisation.
Et donc : qui a brûlé le cadavre de C.F. ? Qui a déterré son cadavre ? Des individus, paraît-il, ont été arrêtés. Ils feront face a la justice, je l’espère, si la justice a encore un sens dans ce pays -elle en a beaucoup perdu, récemment. Mais en la matière, je ne suis pas sûr que les individus soient le fond du problème. Par-delà eux, se dresse quelque chose -appelons cette chose culture, tradition, identité, valeurs, foi, préjugés, qu’importe au fond- qui aveugle régulièrement tout sens de la dignité. Il y a surtout chacun de nous. Le cadavre de C.F. n’a pas été profané à Léona Niassène : il a commencé à être déterré et brûlé longtemps avant : dans une rumeur mauvaise qu’on -ce on signifie : chacun de nous- a colportée, une violence verbale ou physique qu’on a commise contre un(e) humilié(e), une inhumanité qu’on a portée, acceptée, encouragée, légitimée, justifiée.
En réalité, C.F., son cadavre, ses cadavres, brûlent depuis toujours ; car depuis toujours trop d’Hommes, dans ce pays, se prennent provisoirement pour Dieu, et parlent pour Lui, et jugent pour Lui. Je le répète : je n’ai plus aucun espoir, mais c’est désespéré qu’on lutte le mieux, parfois.
J’espère que C.F., enfin, est en paix.
*Cette tribune de Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du Goncourt 2021, est publiée en partenariat avec SenePlus.com
Je ne me fais aucune illusion : aussi répugnants soient-ils, des faits de cette nature se reproduiront. J’aurais aimé ajouter à cette dernière phrase une subordonnée conditionnelle, quelque chose comme « tant qu’on n’aura pas appris à protéger toutes les minorités, tous les maudits, et à se demander quelle est, chez ces personnes, la part d’humanité sacrée que nous portons aussi ». Oui : j’aurais aimé adoucir ma conviction par une incise d’espoir. Le fait est que je n’en ai plus. Ce qui s’est passé à Léona Niassène s’est malheureusement déjà produit et, hélas, se reproduira.
Il y a quinze ans, en 2008, je voyais une vidéo presque similaire. Les images qui s’y déployaient m’ont hanté une décade, si profondément, avec un tel pouvoir de destruction (ce que cette vidéo m’a pris, une part d’insouciance, ne me sera jamais rendu, et tant mieux en un sens : le monde broie tous les insouciants), que j’ai décidé pour leur échapper, les exorciser, les comprendre, d’écrire un roman. Ce fut De purs hommes, en 2018. Le livre s’ouvre par une scène où, décrivant l’exhumation d’un cadavre, j’essayais d’être à la hauteur de l’effroi que m’avait inspiré la vidéo de 2008. Évidemment, j’y ai échoué : quelque violent soit-il, un roman est toujours en-deçà de la brutalité du réel.
Et voici qu’en 2023 une nouvelle vidéo macabre apparaît, montrant à peu près les mêmes sinistres faits. Des lecteurs pensent à De purs hommes. Citations, analogies, mentions, interpellations, rappels. Selon quelques-uns, j’aurais vu ce qui venait. Ce n’est pas le cas : un romancier ne voit pas : un poète peut voir ; un prophète voit sûrement ; mais un romancier ne voit pas : il regarde. Plus précisément : il regarde vers le passé où, parfois, le temps entier est concentré, et sa signification, metaphorisée. Je n’ai vu qu’une chose : la vidéo de 2008. D’une certaine manière, elle contenait déjà celle de 2023. Entre les deux, il y a eu De purs hommes, mais il y a surtout eu d’autres faits atroces, d’autres exhumations de corps maudits ou indésirables, d’autres viols de femmes et d’enfants, d’autres injures, d’autres exclusions, d’autres meurtres, d’autres C. F. et d’autres présumés homosexuels opprimés. Tout cela relève de la même violence.
C’est avec une amère ironie que je constate que certaines personnes qui m’ont traîné dans toutes les boues, qui m’ont même accusé d’avoir inventé la scène inaugurale de De purs hommes, qui ont vu dans le roman une propagande LGBT financée par quelque lobby ou une attaque contre la culture, qui ont fait semblant de ne pas voir la violence sourde dont ce roman cherchait à comprendre le ressort, sont parfois les mêmes qui s’émeuvent aujourd’hui devant la vidéo du bûcher. Il est vrai qu’il ne s’agit pas ici d’un roman, petite chose jaillie de l’esprit d’un éventuel dégénéré, toujours facile à mépriser. Ce qu’il est aisé de faire avec un écrivain -le suspecter, l’injurier, déformer son propos, ne pas le lire et pourtant le juger- il est impossible de le faire avec le réel lorsqu’il coïncide avec une vérité nue. Le miroir se dresse devant nous ; tout un chacun doit le regarder, donc s’y regarder.
Je vois, de toutes parts, s’élever des condamnations : des sphères religieuse, politique, intellectuelle, médiatique, on s’indigne. Tout cela a le mérite d’être, bien qu’il soit permis de se demander si ce n’est pas quelquefois le degré zéro du confort et l’achat rapide et accessible d’une conscience immaculée, d’autant plus pratique qu’elle n’engage ni une action future ni autocritique sur une possible responsabilité personnelle et/ou collective.
Ce qui s’est passé n’a peut-être rien de spécifiquement sénégalais. La violence sociale, sociétale et symbolique se rencontre partout, et les temps que nous vivons en fournissent en d’autres lieux de la planète, sous des formes ignobles, des témoignages éloquents. Mais si la violence s’éploie partout, sous des natures différentes et à des degrés divers, relativiser celle qui prolifère au Sénégal ne la rendra pas moins sénégalaise. L’obscur feu de joie du cadavre de C.F. s’est embrasé chez nous, dans notre pays que nous aimons tant. Enterrer ses morts, donner une sépulture aux disparus, signe hautement notre humanité. Il se peut même que ce soit la seule chose qui distingue notre humanité dans la nature. Que peut alors bien signifier déterrer et brûler un cadavre ? La réponse est évidente : la négation de l’humanité, non seulement celle de l’autre qu’on exhume, mais la sienne propre, qu’on avilit. Cette inhumanité a eu lieu ici. Tous les détours, subtilités, relativisations, atténuations, justifications, légitimations apparaissent comme des ruses de la barbarie. Ou comme le vrai visage, bien hideux, de la civilisation.
Et donc : qui a brûlé le cadavre de C.F. ? Qui a déterré son cadavre ? Des individus, paraît-il, ont été arrêtés. Ils feront face a la justice, je l’espère, si la justice a encore un sens dans ce pays -elle en a beaucoup perdu, récemment. Mais en la matière, je ne suis pas sûr que les individus soient le fond du problème. Par-delà eux, se dresse quelque chose -appelons cette chose culture, tradition, identité, valeurs, foi, préjugés, qu’importe au fond- qui aveugle régulièrement tout sens de la dignité. Il y a surtout chacun de nous. Le cadavre de C.F. n’a pas été profané à Léona Niassène : il a commencé à être déterré et brûlé longtemps avant : dans une rumeur mauvaise qu’on -ce on signifie : chacun de nous- a colportée, une violence verbale ou physique qu’on a commise contre un(e) humilié(e), une inhumanité qu’on a portée, acceptée, encouragée, légitimée, justifiée.
En réalité, C.F., son cadavre, ses cadavres, brûlent depuis toujours ; car depuis toujours trop d’Hommes, dans ce pays, se prennent provisoirement pour Dieu, et parlent pour Lui, et jugent pour Lui. Je le répète : je n’ai plus aucun espoir, mais c’est désespéré qu’on lutte le mieux, parfois.
J’espère que C.F., enfin, est en paix.
*Cette tribune de Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du Goncourt 2021, est publiée en partenariat avec SenePlus.com