Mise en cause par plusieurs témoignages de femmes publiés ces dernières semaines, la profession s'estime notamment trop peu formée à la délivrance de la pilule du lendemain, alors que les mauvaises pratiques restent difficiles à quantifier.
«Ah ben, on a passé une bonne soirée, hein ?» C’est par cette remarque déplacée d’un pharmacien que Sabine (le prénom a été modifié), 20 ans, venue se procurer une contraception d’urgence après un rapport non protégé, a été accueillie. Sur le Plus de l’Obs, l’étudiante, humiliée par un pharmacien et des clients, raconte avoir finalement dû se rendre dans une autre officine. Son témoignage, lu près de 450 000 fois depuis sa publication mi-août, illustre les difficultés de certaines femmes à demander ou obtenir une contraception d’urgence (abusivement appelée «pilule du lendemain», dans la mesure où elle peut être utilisée jusqu'à cinq jours après un rapport). Sur les réseaux sociaux et dans les médias, plusieurs d’entre elles partagent leurs expériences : les refus, mais aussi les remarques moralisatrices, les messages alarmistes ou dans le cas des mineures, le non-respect de l’anonymat de la gratuité, pourtant en vigueur depuis 2002. Sur le site de Marie Claire, une jeune femme raconte s’être vu demander de prendre le comprimé sur place, ce qui n’est pourtant pas requis. Un reportage de France 4, tourné en caméra cachée en avril et largement partagé, montre également des pharmaciens prétexter qu’ils n’ont pas de contraception d’urgence en stock ou évoquer des risques de cancer et de stérilité, pourtant réfutés par l’Organisation mondiale de la santé et la Haute autorité de santé.
Le débat avait déjà été mis sur la table en juillet après l’annonce d’un projet d’introduction d’une «clause de conscience» dans le code de déontologie des pharmaciens. L’article, soumis par l’Ordre des pharmaciens lors d’une consultation finalement suspendue après la mobilisation d'une partie de la profession – via notamment un collectif et une pétition – aurait dans les faits légalisé les refus de vente, notamment des comprimés Norlevo ou EllaOne. «Un pharmacien ne peut refuser la délivrance d’une contraception d’urgence au nom de ses convictions morales ou religieuses», stipule pourtant la Haute autorité de santé. Le projet sera redébattu début septembre, mais ne devrait pas être maintenu en l’état.
Un phénomène difficile à quantifier
Au-delà des témoignages qui affluent ces dernières semaines, le phénomène est délicat à quantifier. Sur 1,4 million de comprimés délivrés chaque année, selon les chiffres de l’Ordre qui ne comptabilise pas les génériques, combien de patientes ont essuyé un refus ? Et combien se sont vu réclamer une carte d’identité, une carte vitale ou une ordonnance, pourtant non requises ? «C’est une réalité qui est difficile à évaluer», explique Véronique Séhier, coprésidente du Planning familial. L’association reçoit régulièrement des jeunes femmes ayant rencontré des difficultés dans la délivrance d’une contraception d’urgence, mais ne recense pas les signalements. La pharmacie incriminée est visitée par l’association si elle est située à proximité et l’Ordre des pharmaciens peut ensuite être averti. Les sanctions, très rares dans les faits, peuvent aller jusqu’à la suspension. Actuellement, deux dossiers sont en cours, indique à Libération l’Ordre national des pharmaciens. Un praticien catholique de Salleboeuf, près de Bordeaux, a écopé d’une suspension d’une semaine pour avoir refusé de vendre des contraceptifs. L’homme, déjà condamné pour des faits similaires dans les années 90, peut encore faire appel. Dans la banlieue rennaise, une plainte, émanant également du président de l’Ordre régional des pharmaciens, a été déposée contre une officine filmée en juillet en caméra cachée par l’Express.
A part ça, il n’existe pas de données récentes, ou sur un échantillon pertinent. En 2011, le Planning familial de Villeurbanne avait interrogé 24 femmes sur la contraception d’urgence : près de la moitié (11) ont déclaré avoir reçu un message scientifiquement faux en pharmacie et 3 mineures sur 11 n’ont pas pu obtenir le cachet faute d’avoir pu prouver leur âge. Les proportions d’une autre étude, parue dans la revue Prescrire et menée en 2006, sont plus sont encore plus révélatrices : sur 53 pharmacies tirées au sort par le CHU de Nice, plus d’une sur trois (37,7 %) avait refusé de délivrer une contraception d’urgence à quatre «mineures-tests» (qui, très majoritairement, n’avaient bénéficié d’aucune intimité et s’étaient vu exiger un paiement).
Un mode d’emploi pour porter plainte
Très peu de femmes en parlent, parce qu’elles n’osent pas ou qu’elles ne sont pas au courant de leurs droits. Karim, pharmacien d’industrie en région parisienne a publié mi-août sur son blog, La coupe d’Hygie, un tutoriel sur la procédure à suivre pour porter plainte et signaler un refus (auprès du procureur de la République, de l’Ordre des pharmaciens, du Planning et éventuellement du Défenseur des droits). «Le seul moyen de faire remonter ces comportements, c’est d’expliquer» les recours existants, indique-t-il à Libération. «On ne peut pas les quantifier si on n’a pas de trace de plainte», confirme Alain Delgutte, président du conseil central de l’Ordre national des pharmaciens, qui juge cependant le phénomène marginal : «dans leur grande majorité, mes confrères font bien leur travail». «Les refus sont le fait d’une minorité», assure également Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), qui estime la polémique «malvenue». «Globalement, le réseau fait le job et le fait bien. Je ne considère pas qu’il y ait aujourd’hui en France un problème d’accès à la contraception d’urgence ou à la contraception tout court.»
Manque de formation
Pourtant, sur le terrain, les professionnels ne s’estiment pas assez formés. «Beaucoup de pharmaciens pensent faire les choses bien mais les font mal», estime Grégory, qui exerce à La Réunion. «La majorité des pharmaciens qui ont posé des questions qui ont pu offenser ou brusquer une patiente l’ont fait par maladresse», justifie Delphine Chadoutaud, pharmacienne à Orsay et présidente du syndicat des pharmaciens de l’Essonne. «C’est normal que le pharmacien interroge, on n’est pas des distributeurs», explique de son côté Joël Grondin, président de l’Ordre des pharmaciens de Bretagne. «On doit s’assurer que le produit délivré réponde à une demande justifiée», juge-t-il.
De fait, les instances de santé établissent des recommandations, mais pas de procédure claire. Une publication du Comité d’éducation sanitaire et sociale de la pharmacie française (Cespharm), reprise par le journal de l’Ordre des pharmaciens daté de cet été, préconise la tenue «d’un entretien, au cours duquel le pharmacien s’assure que la situation de la jeune fille correspond aux critères de l’urgence et aux conditions d’utilisation de cette contraception». Difficile ici de savoir à quelles questions doit se limiter cet entretien. La frontière est ténue entre questions relevant de l’intrusion dans l’intimité d’une patiente et celles relevant de la nécessité médicale (la contraception d’urgence étant notamment inefficace après cinq jours), relèvent plusieurs pharmaciens. «Ça montre bien qu’il faut harmoniser les pratiques et les discours. Il y aura une méthode claire. Et on sera tous irréprochables», estime Delphine Chadoutaud. «C’est aux pharmaciens de s’emparer de ce problème, abonde Karim, pharmacien et blogueur. On doit améliorer nos pratiques, la profession en sortira grandie». «La formation doit encore évoluer, confirme la pharmacienne Florence Loyer, élue à l’URPS Pharmaciens d’Ile de France. Parce que quand le pharmacien est à l’aise sur ces sujets, ça se passe très bien». Elle et sa consœur Delphine Chadoutaud portent au sein de l’URPS le projet d’un livret destiné à rappeler la bonne conduite à tenir, basée sur les principes d’accueil, d’écoute, et d’empathie. L’outil devrait voir le jour dans les semaines à venir, avant d’être distribué dans les officines de la région.
«Cas de comptoirs»
D’autres pistes de progression existent. Comme le développement croissant de réseaux interprofessionnels alliant pharmaciens, gynécologues, planning familiaux et infirmières scolaires… Ou encore l’adaptation de la formation des apprentis pharmaciens. «Déjà, pour notre génération, la question ne se pose même pas : la pilule du lendemain est quelque chose de tout à fait normal et c’est naturel d’en parler», explique Victoria Larrière, étudiante en pharmacie. «En cours, on a aussi ce qu’on appelle des cas de comptoirs, complète Jonathan Roux, doctorant à la faculté d’Aix-Marseille lui aussi. On est en petits groupes. Un prof joue le rôle d’une patiente et un étudiant celui du pharmacien. On nous apprend quoi dire et l’attitude à adopter, les questions à poser et les petites choses à dire pour mettre une personne à l’aise. Ensuite on débriefe et on analyse ce qui a été dit, comment cela a été dit, ce qui ne l’a pas été et ce qui aurait dû l’être différemment. Le but c’est de nous apprendre à créer un lien de confiance avec la patiente pour pouvoir aborder la contraception sereinement.» Un premier pas vers une évolution plus globale des mentalités. Il y a des progrès à faire dans le «regard porté sur la sexualité des jeunes, encore taboue, estime Véronique Séhier, coprésidente du Planning Familial. La société a encore du mal à la reconnaître et à la considérer, et ça doit changer.»
Avec Liberation
«Ah ben, on a passé une bonne soirée, hein ?» C’est par cette remarque déplacée d’un pharmacien que Sabine (le prénom a été modifié), 20 ans, venue se procurer une contraception d’urgence après un rapport non protégé, a été accueillie. Sur le Plus de l’Obs, l’étudiante, humiliée par un pharmacien et des clients, raconte avoir finalement dû se rendre dans une autre officine. Son témoignage, lu près de 450 000 fois depuis sa publication mi-août, illustre les difficultés de certaines femmes à demander ou obtenir une contraception d’urgence (abusivement appelée «pilule du lendemain», dans la mesure où elle peut être utilisée jusqu'à cinq jours après un rapport). Sur les réseaux sociaux et dans les médias, plusieurs d’entre elles partagent leurs expériences : les refus, mais aussi les remarques moralisatrices, les messages alarmistes ou dans le cas des mineures, le non-respect de l’anonymat de la gratuité, pourtant en vigueur depuis 2002. Sur le site de Marie Claire, une jeune femme raconte s’être vu demander de prendre le comprimé sur place, ce qui n’est pourtant pas requis. Un reportage de France 4, tourné en caméra cachée en avril et largement partagé, montre également des pharmaciens prétexter qu’ils n’ont pas de contraception d’urgence en stock ou évoquer des risques de cancer et de stérilité, pourtant réfutés par l’Organisation mondiale de la santé et la Haute autorité de santé.
Le débat avait déjà été mis sur la table en juillet après l’annonce d’un projet d’introduction d’une «clause de conscience» dans le code de déontologie des pharmaciens. L’article, soumis par l’Ordre des pharmaciens lors d’une consultation finalement suspendue après la mobilisation d'une partie de la profession – via notamment un collectif et une pétition – aurait dans les faits légalisé les refus de vente, notamment des comprimés Norlevo ou EllaOne. «Un pharmacien ne peut refuser la délivrance d’une contraception d’urgence au nom de ses convictions morales ou religieuses», stipule pourtant la Haute autorité de santé. Le projet sera redébattu début septembre, mais ne devrait pas être maintenu en l’état.
Un phénomène difficile à quantifier
Au-delà des témoignages qui affluent ces dernières semaines, le phénomène est délicat à quantifier. Sur 1,4 million de comprimés délivrés chaque année, selon les chiffres de l’Ordre qui ne comptabilise pas les génériques, combien de patientes ont essuyé un refus ? Et combien se sont vu réclamer une carte d’identité, une carte vitale ou une ordonnance, pourtant non requises ? «C’est une réalité qui est difficile à évaluer», explique Véronique Séhier, coprésidente du Planning familial. L’association reçoit régulièrement des jeunes femmes ayant rencontré des difficultés dans la délivrance d’une contraception d’urgence, mais ne recense pas les signalements. La pharmacie incriminée est visitée par l’association si elle est située à proximité et l’Ordre des pharmaciens peut ensuite être averti. Les sanctions, très rares dans les faits, peuvent aller jusqu’à la suspension. Actuellement, deux dossiers sont en cours, indique à Libération l’Ordre national des pharmaciens. Un praticien catholique de Salleboeuf, près de Bordeaux, a écopé d’une suspension d’une semaine pour avoir refusé de vendre des contraceptifs. L’homme, déjà condamné pour des faits similaires dans les années 90, peut encore faire appel. Dans la banlieue rennaise, une plainte, émanant également du président de l’Ordre régional des pharmaciens, a été déposée contre une officine filmée en juillet en caméra cachée par l’Express.
A part ça, il n’existe pas de données récentes, ou sur un échantillon pertinent. En 2011, le Planning familial de Villeurbanne avait interrogé 24 femmes sur la contraception d’urgence : près de la moitié (11) ont déclaré avoir reçu un message scientifiquement faux en pharmacie et 3 mineures sur 11 n’ont pas pu obtenir le cachet faute d’avoir pu prouver leur âge. Les proportions d’une autre étude, parue dans la revue Prescrire et menée en 2006, sont plus sont encore plus révélatrices : sur 53 pharmacies tirées au sort par le CHU de Nice, plus d’une sur trois (37,7 %) avait refusé de délivrer une contraception d’urgence à quatre «mineures-tests» (qui, très majoritairement, n’avaient bénéficié d’aucune intimité et s’étaient vu exiger un paiement).
Un mode d’emploi pour porter plainte
Très peu de femmes en parlent, parce qu’elles n’osent pas ou qu’elles ne sont pas au courant de leurs droits. Karim, pharmacien d’industrie en région parisienne a publié mi-août sur son blog, La coupe d’Hygie, un tutoriel sur la procédure à suivre pour porter plainte et signaler un refus (auprès du procureur de la République, de l’Ordre des pharmaciens, du Planning et éventuellement du Défenseur des droits). «Le seul moyen de faire remonter ces comportements, c’est d’expliquer» les recours existants, indique-t-il à Libération. «On ne peut pas les quantifier si on n’a pas de trace de plainte», confirme Alain Delgutte, président du conseil central de l’Ordre national des pharmaciens, qui juge cependant le phénomène marginal : «dans leur grande majorité, mes confrères font bien leur travail». «Les refus sont le fait d’une minorité», assure également Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), qui estime la polémique «malvenue». «Globalement, le réseau fait le job et le fait bien. Je ne considère pas qu’il y ait aujourd’hui en France un problème d’accès à la contraception d’urgence ou à la contraception tout court.»
Manque de formation
Pourtant, sur le terrain, les professionnels ne s’estiment pas assez formés. «Beaucoup de pharmaciens pensent faire les choses bien mais les font mal», estime Grégory, qui exerce à La Réunion. «La majorité des pharmaciens qui ont posé des questions qui ont pu offenser ou brusquer une patiente l’ont fait par maladresse», justifie Delphine Chadoutaud, pharmacienne à Orsay et présidente du syndicat des pharmaciens de l’Essonne. «C’est normal que le pharmacien interroge, on n’est pas des distributeurs», explique de son côté Joël Grondin, président de l’Ordre des pharmaciens de Bretagne. «On doit s’assurer que le produit délivré réponde à une demande justifiée», juge-t-il.
De fait, les instances de santé établissent des recommandations, mais pas de procédure claire. Une publication du Comité d’éducation sanitaire et sociale de la pharmacie française (Cespharm), reprise par le journal de l’Ordre des pharmaciens daté de cet été, préconise la tenue «d’un entretien, au cours duquel le pharmacien s’assure que la situation de la jeune fille correspond aux critères de l’urgence et aux conditions d’utilisation de cette contraception». Difficile ici de savoir à quelles questions doit se limiter cet entretien. La frontière est ténue entre questions relevant de l’intrusion dans l’intimité d’une patiente et celles relevant de la nécessité médicale (la contraception d’urgence étant notamment inefficace après cinq jours), relèvent plusieurs pharmaciens. «Ça montre bien qu’il faut harmoniser les pratiques et les discours. Il y aura une méthode claire. Et on sera tous irréprochables», estime Delphine Chadoutaud. «C’est aux pharmaciens de s’emparer de ce problème, abonde Karim, pharmacien et blogueur. On doit améliorer nos pratiques, la profession en sortira grandie». «La formation doit encore évoluer, confirme la pharmacienne Florence Loyer, élue à l’URPS Pharmaciens d’Ile de France. Parce que quand le pharmacien est à l’aise sur ces sujets, ça se passe très bien». Elle et sa consœur Delphine Chadoutaud portent au sein de l’URPS le projet d’un livret destiné à rappeler la bonne conduite à tenir, basée sur les principes d’accueil, d’écoute, et d’empathie. L’outil devrait voir le jour dans les semaines à venir, avant d’être distribué dans les officines de la région.
«Cas de comptoirs»
D’autres pistes de progression existent. Comme le développement croissant de réseaux interprofessionnels alliant pharmaciens, gynécologues, planning familiaux et infirmières scolaires… Ou encore l’adaptation de la formation des apprentis pharmaciens. «Déjà, pour notre génération, la question ne se pose même pas : la pilule du lendemain est quelque chose de tout à fait normal et c’est naturel d’en parler», explique Victoria Larrière, étudiante en pharmacie. «En cours, on a aussi ce qu’on appelle des cas de comptoirs, complète Jonathan Roux, doctorant à la faculté d’Aix-Marseille lui aussi. On est en petits groupes. Un prof joue le rôle d’une patiente et un étudiant celui du pharmacien. On nous apprend quoi dire et l’attitude à adopter, les questions à poser et les petites choses à dire pour mettre une personne à l’aise. Ensuite on débriefe et on analyse ce qui a été dit, comment cela a été dit, ce qui ne l’a pas été et ce qui aurait dû l’être différemment. Le but c’est de nous apprendre à créer un lien de confiance avec la patiente pour pouvoir aborder la contraception sereinement.» Un premier pas vers une évolution plus globale des mentalités. Il y a des progrès à faire dans le «regard porté sur la sexualité des jeunes, encore taboue, estime Véronique Séhier, coprésidente du Planning Familial. La société a encore du mal à la reconnaître et à la considérer, et ça doit changer.»
Avec Liberation