Une odeur de cacao, chaude et douce, flotte dans les rues de la Zone 4 de la commune de Marcory, à Abidjan. Christian, le gardien de nuit burkinabé « le plus ancien et le plus respecté » du quartier, interrompt son jeu de cartes. Un 4x4 aux vitres fumées attend à l’angle de la rue Paul-Langevin et d’une ruelle sans nom. « Le Maroc, c’est par là, patron ! » lance le gardien de 55 ans au conducteur, comme s’il existait un découpage géographique de la prostitution. Comme si, dans ces deux rues qu’il protège depuis trente ans, se cachait un petit morceau du territoire marocain, impénétrable ou presque, dont les plaisirs ne sont réservés qu’à une poignée de privilégiés. « Aux Arabes », précise Christian.
Présentation de notre série Abidjan underground
Le conducteur, un Libanais de 38 ans, est accueilli devant un mystérieux cabaret sans enseigne, planqué entre les deux rues. Il salue un homme vêtu de l’uniforme des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) puis traverse la « frontière ». Bienvenue chez Souad, le bordel oriental le plus populaire d’Abidjan. Ou plutôt, « marhaba » (« bienvenue », en arabe). Ici, on ne parle français que pour commander un verre aux serveurs, les seuls Noirs autorisés. L’éclairage est tamisé, la musique assourdissante. Ce samedi soir, un chanteur syrien – une star dans son pays avant la guerre, selon la rumeur – interprète un mélange de musique orientale et de dabkeh libanais. Une bande de filles se déhanche lascivement sur la piste, d’autres fument un narguilé près du bar.
De 80 000 à 100 000 francs CFA la passe
Elles sont là, les prostituées marocaines d’Abidjan. Perchées sur leurs talons aiguilles, en minijupe ou en robe transparente, les sourcils tracés au crayon noir et le visage couvert de talc pour rehausser cette blancheur si recherchée. Tous les ingrédients sont réunis pour séduire des clients fortunés, libanais, mais aussi saoudiens, émirati, ou maghrébins. Ces « escort de luxe », comme elles aiment à se décrire, ont entre 22 et 30 ans, la plupart originaires de Casablanca et ses banlieues, et pratiquent les tarifs les plus élevés de la métropole. De 80 000 à 100 000 francs CFA la passe (entre 120 et 150 euros). « Si tu préfères les Ghanéennes ou les Nigérianes, va à Yopougon ! » ont-elles coutume de répondre à un prétendant trop regardant. En dialecte libanais ou en arabe du Golfe, elles s’adaptent.
Le conducteur, un Libanais de 38 ans, est accueilli devant un mystérieux cabaret sans enseigne, planqué entre les deux rues. Il salue un homme vêtu de l’uniforme des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) puis traverse la « frontière ». Bienvenue chez Souad, le bordel oriental le plus populaire d’Abidjan. Ou plutôt, « marhaba » (« bienvenue », en arabe). Ici, on ne parle français que pour commander un verre aux serveurs, les seuls Noirs autorisés. L’éclairage est tamisé, la musique assourdissante. Ce samedi soir, un chanteur syrien – une star dans son pays avant la guerre, selon la rumeur – interprète un mélange de musique orientale et de dabkeh libanais. Une bande de filles se déhanche lascivement sur la piste, d’autres fument un narguilé près du bar.
De 80 000 à 100 000 francs CFA la passe
Elles sont là, les prostituées marocaines d’Abidjan. Perchées sur leurs talons aiguilles, en minijupe ou en robe transparente, les sourcils tracés au crayon noir et le visage couvert de talc pour rehausser cette blancheur si recherchée. Tous les ingrédients sont réunis pour séduire des clients fortunés, libanais, mais aussi saoudiens, émirati, ou maghrébins. Ces « escort de luxe », comme elles aiment à se décrire, ont entre 22 et 30 ans, la plupart originaires de Casablanca et ses banlieues, et pratiquent les tarifs les plus élevés de la métropole. De 80 000 à 100 000 francs CFA la passe (entre 120 et 150 euros). « Si tu préfères les Ghanéennes ou les Nigérianes, va à Yopougon ! » ont-elles coutume de répondre à un prétendant trop regardant. En dialecte libanais ou en arabe du Golfe, elles s’adaptent.
« Si tu préfères les Ghanéennes ou les Nigérianes, va à Yopougon ! »
Les transactions passent par Souad, la cinquantaine, patronne des lieux et maquerelle en chef. Elle fixe les prix, trouve les clients. Comme tous les soirs, cette femme de poigne passe la première partie de soirée à L’Oriental, un restaurant marocain qu’elle possède également, non loin de là, et géré par son frère cadet, « Monsieur Mohammed » alias « Simou ». Ce même endroit organise les repas de rupture du jeûne pour la communauté musulmane pendant le mois de Ramadan.
L’affaire de famille est née il y a près de vingt ans. Originaire de Marrakech, Souad y a tenu pendant plusieurs années un bar qui servait de lieu de rencontre entre prostituées et clients. « Au Maroc, la prostitution est généralement autonome, analyse l’anthropologue Mériam Cheikh, chercheuse à l’université d’Edimbourg. Il n’y a pas de réseaux de maquereaux mais ce qu’on appelle des qouada, des intermédiaires qui mettent à disposition des lieux d’exercice ou un carnet d’adresses mais ne gèrent pas les filles. » A la fin des années 1990, après la fermeture forcée de son bar pour des raisons restées obscures, Souad rejoint une nouvelle catégorie de proxénètes. « Une fois passée la frontière marocaine, une logique de réseau se met en place, poursuit l’anthropologue. Un système presque mafieux puisqu’on recrute et on organise le déplacement de ces filles et leur vie sur place. »
Alors que ses concurrents se dirigent vers le Golfe, Souad décide de s’installer à Abidjan. Les Libanais d’Afrique de l’Ouest, issus de plusieurs vagues d’émigration, sont à l’affût de prostituées « blanches », de préférence arabophones. En Côte d’Ivoire, ils sont 60 000 selon l’ambassade, soit la plus grosse communauté libanaise en Afrique. Chez Souad ouvre ses portes en 1997, le succès est immédiat. En 2001, la maquerelle fait appel à son frère pour gérer L’Oriental, tout juste inauguré. Jusqu’à présent, ni le restaurant ni le cabaret n’ont été inquiétés par les autorités.
« On m’a confisqué mon passeport »
La Côte d’Ivoire offre un cadre idyllique pour la prostitution marocaine. La loi ivoirienne condamne le proxénétisme et le racolage, pas la prostitution. Et la coopération économique entre les deux pays a facilité les déplacements. La compagnie aérienne marocaine opère au moins un vol direct par jour depuis Casablanca, tandis que les Marocains peuvent séjourner trois mois en Côte d’Ivoire sans visa. « Quand il y a des mouvements économiques entre deux pays, ça entraîne forcément des mouvements migratoires. Les banques et les entrepreneurs s’installent, les prostituées aussi. C’est un élément intrinsèque de l’immigration », indique, à Paris, la psychologue Hinde Maghnouji, auteure d’une étude sur la prostitution marocaine. C’est ainsi que Souad fait venir ses Marocaines depuis vingt ans.
« Je suis venue ici trois mois, pour me faire de l’argent et aider mon père atteint d’un cancer » Ce samedi soir, dans le cabaret, elles sont une douzaine à « traquer une proie », comme on dit ici. Tout juste arrivée, Zineb a encore du mal à se frayer un chemin. « J’exerçais aux Emirats, mais je me suis fait expulser du territoire. De retour au Maroc, on m’a parlé de Souad. Alors je suis venue ici trois mois, pour me faire de l’argent et aider mon père atteint d’un cancer », raconte la Marocaine de 26 ans. Souad a avancé son billet d’avion, qu’elle retiendra sur sa paye, et passé le même accord qu’avec les autres filles : 50 % sur la totalité des gains. « Je dois aussi payer un loyer », explique Zineb en levant les yeux au ciel.
Là-haut, justement, c’est là qu’elles vivent. Dans des dortoirs aménagés à l’étage du cabaret. « Quand je suis arrivée, Souad m’a confisqué mon passeport. Depuis, je n’ai le droit de sortir d’ici qu’une fois par jour, pour aller dans le café à chicha d’en face ou pour faire un jogging autour du pâté de maisons, histoire de garder la ligne. » Zineb doit tenir encore deux mois et demi. Mais la concurrence est rude : « Les filles sautent sur tous les clients. Souvent, elles en arrivent aux mains. » En face, un groupe de jeunes Libanais titubants s’apprête à quitter les lieux en compagnie de deux Marocaines. « On entend parler de ces bordels depuis qu’on est petits », confient Ali et Hassan, 26 et 23 ans, deux frères nés à Abidjan et originaires d’un village chiite dans le sud du Liban.
Si Souad reste une icône du monde de la nuit, la maquerelle n’est pas seule sur le marché. D’autres bars de la Zone 4, souvent gérés par des femmes, sont spécialisés dans le trafic de prostituées marocaines, mais aussi algériennes et tunisiennes. Au Taboo Club, rue du 7-Décembre, on croise également des clients ivoiriens ou des expatriés. Là-bas, une autre catégorie de prostituées s’est imposée : les Marocaines « free-lance », bêtes noires des proxénètes d’Abidjan.
lemonde.fr
Les transactions passent par Souad, la cinquantaine, patronne des lieux et maquerelle en chef. Elle fixe les prix, trouve les clients. Comme tous les soirs, cette femme de poigne passe la première partie de soirée à L’Oriental, un restaurant marocain qu’elle possède également, non loin de là, et géré par son frère cadet, « Monsieur Mohammed » alias « Simou ». Ce même endroit organise les repas de rupture du jeûne pour la communauté musulmane pendant le mois de Ramadan.
L’affaire de famille est née il y a près de vingt ans. Originaire de Marrakech, Souad y a tenu pendant plusieurs années un bar qui servait de lieu de rencontre entre prostituées et clients. « Au Maroc, la prostitution est généralement autonome, analyse l’anthropologue Mériam Cheikh, chercheuse à l’université d’Edimbourg. Il n’y a pas de réseaux de maquereaux mais ce qu’on appelle des qouada, des intermédiaires qui mettent à disposition des lieux d’exercice ou un carnet d’adresses mais ne gèrent pas les filles. » A la fin des années 1990, après la fermeture forcée de son bar pour des raisons restées obscures, Souad rejoint une nouvelle catégorie de proxénètes. « Une fois passée la frontière marocaine, une logique de réseau se met en place, poursuit l’anthropologue. Un système presque mafieux puisqu’on recrute et on organise le déplacement de ces filles et leur vie sur place. »
Alors que ses concurrents se dirigent vers le Golfe, Souad décide de s’installer à Abidjan. Les Libanais d’Afrique de l’Ouest, issus de plusieurs vagues d’émigration, sont à l’affût de prostituées « blanches », de préférence arabophones. En Côte d’Ivoire, ils sont 60 000 selon l’ambassade, soit la plus grosse communauté libanaise en Afrique. Chez Souad ouvre ses portes en 1997, le succès est immédiat. En 2001, la maquerelle fait appel à son frère pour gérer L’Oriental, tout juste inauguré. Jusqu’à présent, ni le restaurant ni le cabaret n’ont été inquiétés par les autorités.
« On m’a confisqué mon passeport »
La Côte d’Ivoire offre un cadre idyllique pour la prostitution marocaine. La loi ivoirienne condamne le proxénétisme et le racolage, pas la prostitution. Et la coopération économique entre les deux pays a facilité les déplacements. La compagnie aérienne marocaine opère au moins un vol direct par jour depuis Casablanca, tandis que les Marocains peuvent séjourner trois mois en Côte d’Ivoire sans visa. « Quand il y a des mouvements économiques entre deux pays, ça entraîne forcément des mouvements migratoires. Les banques et les entrepreneurs s’installent, les prostituées aussi. C’est un élément intrinsèque de l’immigration », indique, à Paris, la psychologue Hinde Maghnouji, auteure d’une étude sur la prostitution marocaine. C’est ainsi que Souad fait venir ses Marocaines depuis vingt ans.
« Je suis venue ici trois mois, pour me faire de l’argent et aider mon père atteint d’un cancer » Ce samedi soir, dans le cabaret, elles sont une douzaine à « traquer une proie », comme on dit ici. Tout juste arrivée, Zineb a encore du mal à se frayer un chemin. « J’exerçais aux Emirats, mais je me suis fait expulser du territoire. De retour au Maroc, on m’a parlé de Souad. Alors je suis venue ici trois mois, pour me faire de l’argent et aider mon père atteint d’un cancer », raconte la Marocaine de 26 ans. Souad a avancé son billet d’avion, qu’elle retiendra sur sa paye, et passé le même accord qu’avec les autres filles : 50 % sur la totalité des gains. « Je dois aussi payer un loyer », explique Zineb en levant les yeux au ciel.
Là-haut, justement, c’est là qu’elles vivent. Dans des dortoirs aménagés à l’étage du cabaret. « Quand je suis arrivée, Souad m’a confisqué mon passeport. Depuis, je n’ai le droit de sortir d’ici qu’une fois par jour, pour aller dans le café à chicha d’en face ou pour faire un jogging autour du pâté de maisons, histoire de garder la ligne. » Zineb doit tenir encore deux mois et demi. Mais la concurrence est rude : « Les filles sautent sur tous les clients. Souvent, elles en arrivent aux mains. » En face, un groupe de jeunes Libanais titubants s’apprête à quitter les lieux en compagnie de deux Marocaines. « On entend parler de ces bordels depuis qu’on est petits », confient Ali et Hassan, 26 et 23 ans, deux frères nés à Abidjan et originaires d’un village chiite dans le sud du Liban.
Si Souad reste une icône du monde de la nuit, la maquerelle n’est pas seule sur le marché. D’autres bars de la Zone 4, souvent gérés par des femmes, sont spécialisés dans le trafic de prostituées marocaines, mais aussi algériennes et tunisiennes. Au Taboo Club, rue du 7-Décembre, on croise également des clients ivoiriens ou des expatriés. Là-bas, une autre catégorie de prostituées s’est imposée : les Marocaines « free-lance », bêtes noires des proxénètes d’Abidjan.
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